Continuo – novembre 2018

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Continuo – novembre 2018

 

 

 Histoire d’une amitié singulière

 Piotr Illitch Tchaïkovski (1840-1893) Nadezhda von Meck (1831-1894)

 

Très honoré Piotr Ilitch,

Permettez-moi de vous exprimer ma sincère reconnaissance pour l’exécution rapide de ma commande. Je trouve inopportun de vous parler de l’enthousiasme dans lequel me plonge votre musique, car vous êtes certainement habitué à d’autres compliments. (…) C’est pourquoi je vous prierai seulement de me croire, quand je vous dis que votre musique rend la vie plus légère et plus agréable/1.

 

 

 

Cette missive de la baronne Nadezhda von Meck, datée du 18 décembre 1876 (2), à laquelle Tchaïkovski répond le lendemain, marque le début d’une relation étrange et fusionnelle. Elle durera presque 14 ans et ne comprendra pas moins de 1204 lettres.

Tchaïkovski naît le 7 mai/3 1840 à Votkinsk (dans l’Oural) où son père occupe le poste d’inspecteur chef des mines. En 1852, il entre à l’école de droit de Saint-Pétersbourg. Il termine ses études en 1859 et obtient un poste au Ministère de la Justice. A l’âge de 22 ans, il s’inscrit parallèlement au conservatoire. Un an plus tard, il quitte son emploi pour se concentrer entièrement sur sa formation musicale et la composition. En 1866, peu après avoir obtenu son diplôme, il est engagé comme professeur d’harmonie au conservatoire de Moscou nouvellement ouvert et dirigé par Nicolaï Rubinstein.

Lorsque Tchaïkovski reçoit la lettre de remerciement de Madame von Meck, il n’est plus un inconnu sur la scène musicale russe. Il a déjà un nombre considérable de compositions de tous genres à son actif : opéras, symphonies, fantaisies, œuvres pour orchestre, quatuors, quelques romances, un ballet (Le Lac des cygnes), un concerto pour piano.

Nadezhda von Meck vient d’une famille de riches propriétaires terriens. A l’âge de 17 ans, elle épouse Karl von Meck, un ingénieur germano-balte, le futur « roi des chemins de fer russes ». Lorsque celui-ci meurt au début de l’année 1876, il laisse à sa veuve un hôtel particulier à Moscou, un domaine à Braïlov (Ukraine), des villas à l’étranger, une immense fortune, le contrôle sur deux lignes de chemins de fer privées et 11 enfants. Femme lettrée, passionnée de musique, Nadezhda von Meck se dit bouleversée par les compositions de Tchaïkovski, en particulier par La Tempête, une fantaisie symphonique.

A l’origine de la commande mentionnée dans la première lettre à Tchaïkovski (un arrangement pour violon et piano généreusement honoré) était un employé de la baronne4, le violoniste Jossif Kotek, ancien élève et admirateur du compositeur. C’est aussi par Kotek qu’elle obtiendra les premiers renseignements sur la personne de son désormais protégé.

Au début de la correspondance avec Nadezhda von Meck, Tchaïkovski se trouve dans un état psychologique catastrophique. Pour dissimuler son homosexualité, il envisage de se marier, et ce projet le tourmente. Homme extrêmement sensible et vulnérable5, il supporte par ailleurs mal la réception inégale de ses compositions par les critiques et le public. À cela s’ajoute une situation financière plus que précaire, due à sa générosité envers les personnes qui lui sont chères ou, plus généralement, à ses difficultés à gérer l’argent. Le manque d’argent sera d’ailleurs un leitmotiv dans sa vie.

C’est très tôt dans sa relation avec Madame von Meck, en mai 1877, que Tchaïkovski lui demande une grosse somme pour éponger ses dettes. La baronne refuse sa proposition de la rembourser. C’est un don ! En juillet, il s’adresse à nouveau à elle pour obtenir une aide financière. « Vous êtes le seul être au monde à qui je n’ai pas honte à demander de l’argent. D’abord vous êtes bonne et généreuse ; ensuite vous êtes riche », écrit-il avec un certain aplomb. Tout l’argent « prêté » aurait été dépensé pour son mariage. En effet, Tchaïkovski vient de conclure un mariage de convenance avec une ancienne élève du conservatoire qui lui avait envoyé des lettres d’amour enflammées. L’union sera de courte durée.

Après trois semaines à peine de cohabitation, il s’enfuit, en proie d’une à une crise nerveuse. D’octobre 1877 à avril de l’année 1878, il séjournera à Clarens, au bord du lac Léman. Officiellement, pour le conservatoire, il est malade.

Le mois du départ de Tchaïkovski pour l’étranger, Madame von Meck lui alloue une pension annuelle princière. Ce support financier lui permettra de quitter en 1878 son enseignement au conservatoire de Moscou (non sans le consentement de sa mécène) pour se consacrer entièrement à la composition. La liberté ainsi acquise donnera des ailes à sa créativité ; la liste de ses œuvres en témoigne. En plus de cette somme régulière, Madame von Meck subviendra à toutes ses « difficultés soudaines »6 et lui offrira un soutien moral dans ses moments de découragement.

Un accord implicite de ne jamais se rencontrer en personne donne à cette longue amitié son trait si singulier. Craignant de ne pas pouvoir trouver les mots lors d’une rencontre avec l’homme idéalisé, Madame von Meck lui écrit : « Je préfère penser à vous à distance, écouter votre musique et me sentir unie à vous à travers vos compositions. » Tchaïkovski salue cette décision. Il pressent que la baronne, en faisant sa connaissance personnelle, ne trouve l’homme et le musicien aussi harmonieusement réunis qu’elle le désire.

La correspondance, qui révèle rapidement d’étonnantes affinités, est intense et aborde les thèmes les plus variés : famille, voyages, littérature, politique, religion … Sans surprise, la musique y joue un rôle central. Il leur arrive d’être en désaccord, comme sur Mozart, l’opéra, le trio. Nadezhda von Meck montre aussi un profond intérêt pour le processus de composition de Tchaïkovski. Il y répond volontiers. De la IVe symphonie par exemple, il lui fournit non seulement une description détaillée de la construction, mais évoque aussi l’état d’esprit dans lequel il se trouvait lorsqu’il l’a composée. Cette symphonie portera la dédicace « à mon meilleur ami ». Tchaïkovski s’y réfère ensuite par « notre symphonie ». Soucieuse de faire connaître son « unique et incomparable » ami à l’étranger, Nadezhda von Meck paie une somme considérable à Colonne7 pour qu’il accepte de jouer cette symphonie à Paris.

Le contenu de leur correspondance devient plus intime. En janvier 1878, Nadezhda von Meck pose une question épineuse : « Piotr Ilitch, avez-vous jamais aimé ? Je ne pense pas. Vous aimez trop la musique pour pouvoir aimer une femme. »8 Tchaïkovski répond de manière très nuancée, mais esquive la question centrale, celle de l’amour pour une femme. En mai de la même année, Nadezhda von Meck invite le compositeur dans son domaine à Braïlov. Conformément à leur accord, elle ne s’y trouvera pas, mais le lieu est imprégné de son invisible présence. Elle se contente de le savoir « près d’elle ». Tchaïkovski l’informe en détail sur de sa routine quotidienne et sur l’avancement de son travail.

A la fin de son séjour, il se confond en remerciements devant son « bon génie » et lui fait remettre trois pièces pour violon et piano, Souvenirs d’un lieu cher, qui porteront la dédicace « B » (Braïlov). Il retournera à Braïlov la même année et travaillera à la Suite no 1. Elle sera dédiée à sa mécène, comme il l’avait promis, mais de manière encryptée « à *** ».

En octobre, Tchaïkovski est invité à rejoindre Nadezhda von Meck à Florence et à s’installer à deux pas de la villa qu’elle occupe. Sa proximité physique la rendrait heureuse. Le compositeur se montre plein de gratitude mais avoue à ses frères que ce voisinage, qui comporte le risque d’une rencontre, le met mal à l’aise.

Il exprime le même sentiment de malaise lorsque, en mai 1879, il reçoit une invitation à passer l’été à Simaki, une petite métairie à trois kilomètres de la propriété de Braïlov. Nadezhda von Meck, qui souhaite ardemment avoir un été « à nous deux », vivra avec ses enfants dans sa grande maison. Tchaïkovski décline l’invitation, prétendant avoir des obligations puis il temporise, pour finalement accepter d’y passer quelques jours en août. Il souhaite toutefois que rien ne change dans leur relation. « Toute la magie et la poésie de notre relation reposent sur le fait que, bien que proches dans l’esprit et plein d’estime l’un pour l’autre, nous ne nous connaissons pas personnellement, au sens habituel du terme. »

Une rencontre a cependant lieu par hasard. Elle ne dure qu’un instant et aucun mot n’est prononcé, mais la gêne est réciproque. Tchaïkovski présente ses excuses par écrit, Nadezhda von Meck, elle, considère cette rencontre accidentelle comme un « rare bonheur ».

Peu après son départ de Simaki, Tchaïkovski reçoit une lettre dans laquelle Nadezhda von Meck exprime bien plus que son admiration infinie, son adoration pour le compositeur : elle lui fait une véritable déclaration d’amour. Le prétexte de cette effusion sentimentale, dans laquelle elle confesse avoir été jalouse de son épouse, est la réception de la partition piano de la IVe symphonie qu’elle joue sans cesse et dont elle dit avoir mérité la dédicace. Tchaïkovski n’entre pas en matière sur la partie émotionnelle de la lettre, mais affirme que cette dédicace est la marque de sa profonde gratitude. « Je vous dois tout, ma vie … ma liberté. »

Cette lettre marque le point culminant dans leur relation. A partir de ce moment, la correspondance, bien que toujours nourrie, devient plus factuelle et se poursuit sur un ton plus neutre. Nadezhda von Meck continue cependant d’être extrêmement généreuse envers son protégé. En été 1880, quand Tchaïkovski retourne à Simaki, une magnifique montre l’attend. Fabriquée sur commande à Paris, elle porte Jeanne d’Arc sur un côté, en souvenir de l’opéra La Pucelle d’Orléans, partiellement composé à Simaki. (Tchaïkovski aurait apparemment préféré le prix en argent, mais il prend grand soin de l’objet.)

Un troisième séjour à Simaki n’aura pas lieu. Nadezhda von Meck vend Braïlov et acquiert une propriété un brin plus modeste, plus près de Moscou. Tchaïkovski peut en disposer en 1884 (en absence en l’absence de la propriétaire) pour travailler.

Bien que la baronne continue de se sentir très proche de Tchaïkovski9 et de considérer comme « légitime » de veiller sur lui, elle ne peut pas empêcher que son « âme sœur » lui échappe peu à peu. La profonde compréhension réciproque s’affaiblit et leur correspondance devient graduellement moins fréquente.

Tchaïkovski est accaparé par de nombreuses tournées à l’étranger (1887/88 et 1889) et par ses compositions (notamment La Belle au bois dormant et La Dame de Pique). Ses œuvres sont acclamées partout. Madame von Meck, quant a elle, a d’autres problèmes. Elle vieillit, sa santé se dégrade, certains de ses enfants lui causent des soucis et la pérennité de sa fortune la préoccupe. Elle sait aussi que les contributions financières qu’elle verse au compositeur ne sont plus qu’un lien de façade. Il gagne maintenant beaucoup et reçoit depuis 1888 une pension confortable du tsar Alexandre III. Il est célèbre.

Soudainement, Madame von Meck met fin à cette « liaison » hors du commun et informe le compositeur dans une dernière lettre de septembre 189010 qu’elle lui retirera sa pension. Accablé, l’ami de longue date essaie de rétablir un contact. Mais la baronne ne fait pas les choses à moitié. La coupure est nette.

Tchaïkovski poursuit son ascension vers la gloire avec Casse-Noisette, Iolanta, la VIe symphonie (la Pathétique) ; des concerts aux Etats-Unis, à Londres, l’obtention du titre de docteur honoris causa de l’Université de Cambridge.
lettre de septembre 189010 qu’elle lui retirera sa pension.

Il meurt à l’âge de 53 ans. Cause officielle : choléra. Sa bienfaitrice, son « bon génie », sa « muse invisible » décédera quelques mois plus tard.

 


Notes

  1. Toutes les citations de lettres sont des traductions de la correspondance en russe. Elles figurent dans les
    différentes sources consultées. Celles en allemand ou en anglais ont été traduites en français.
  2. Selon le calendrier julien en vigueur en Russie jusqu’en 1918.
  3. 25 avril, selon le calendrier julien.
  4. Madame von Meck emploie régulièrement des musiciens. En 1879, elle engagera Debussy pour donner
    des leçons de musique à ses enfants.
  5. La gouvernante de son enfance, la Montbéliardaise Fanny Durbach, le qualifiait d’« enfant de verre ».
  6. Elle met de l’argent à disposition pour « arracher » le divorce à l’épouse de
    Tchaïkovski, divorce qui ne sera cependant jamais prononcé.
  7. Edouard Colonne, chef d’orchestre français et fondateur des Concerts Colonne en 1873.
  8. Madame von Meck était vraisemblablement au courant de la romance de Tchaïkovski,
    en 1868, avec la soprano Désirée Artôt.
  9. Elle parvient même à joindre leurs deux familles en
    mariant un de ses fils à une nièce de Tchaïkovski.
  10. Lettre reçue selon toute vraisemblance le 22 septembre (selon le calendrier julien).
    Cette lettre est toutefois perdue.