CONTINUO – avril 2021
L’idée pour cette esquisse biographique est partie d’un livre, choisi pour sa jolie couverture colorée : La Sonate à Bridgetower1. Mais de quelle sonate parle-t-on ? Et qui est Bridgetower ? La quatrième de couverture répond à ces interrogations. Il s’agit de la Sonate à Kreutzer qui n’a pas été composée pour celui dont elle porte le nom, mais pour un jeune musicien tombé dans l’oubli, un violoniste virtuose au parcours étonnant : George Bridgetower.
George Bridgetower naît le 11 octobre 1778 à Biała Podlaska, dans l’est de la Pologne actuelle. Il est baptisé Hieronymus Hyppolitus de Augustus, mais sera connu sous le nom de George (l’adjonction Polgreen est tardive). Son père, Joanis Fredericus de Augustus, de descendance africaine, vient de la Barbade. Le moment et les circonstances de son arrivée en Europe, et plus
particulièrement en Pologne, demeurent inconnus2, comme d’ailleurs bien d’autres éléments de sa vie.
La mère de George est d’origine allemande (Maria Ursula Schmid). Biała Podlaska est un fief de la maison Radziwiłł, et Frédéric Bridgetower se trouve au service de cette famille, comme probablement aussi celle qui allait devenir sa femme.
En 1780, le couple et leur jeune fils déménagent à Eisenstadt en Autriche, où Frédéric occupera le poste de valet du prince Nicolas Esterházy. C’est ainsi que George va passer quelques années dans le château d’Eisenstadt et dans la somptueuse demeure d’Esterháza auprès d’un souverain mélomane et d’un célèbre Kapellmeister : Joseph Haydn.
Très tôt, il montre un talent exceptionnel pour le violon. Que George ait été un élève de Haydn n’a pas pu être établi avec certitude. Frédéric Bridgetower quittera son poste au printemps 1786.
Le début de George n’a pas eu lieu à Paris en 1789, comme on l’a longtemps affirmé. Des recherches récentes ont mis en évidence qu’il a donné un concert en avril 1786 à la Maison Rouge à Francfort (à l’âge de sept ans) et qu’il avait déjà joué auparavant pour l’empereur Joseph II et pour
plusieurs cours princières. Sur le conseil de Ernst Schick, virtuose de chambre et premier violoniste de l’archevêque de Mayence, qui s’est trouvé au même moment que George à Francfort, la famille Bridgetower s’installe à Mayence, un centre musical florissant.
En automne de l’année 1788, Frédéric Bridgetower entreprend avec son fils une tournée « à la Mozart ». George se produit à Clèves, à Liège, à Bruxelles, à la Haye et devant Guillaume V, Prince d’Orange.
Au printemps 1789, père et fils sont à Paris où George joue un concerto de Giornovichi3 dans le cadre des Concerts Spirituels4. Il est annoncé comme « Mr. Georges Bridgetower – violon, né aux colonies anglaises, âgé de 9 ans. » (Il est un peu plus âgé, mais le rajeunir fait probablement partie de la stratégie de promotion de son père.) La performance du « jeune Nègre des Colonies » est acclamée et le Mercure de France souligne que « son talent est une des meilleures réponses que l’on puisse faire aux Philosophes qui veulent priver ceux de sa Nation & de sa couleur de la faculté de se distinguer dans les Arts. » Notons qu’avant lui, le Chevalier de Saint-George, un autre mulâtre5, s’était fait un nom comme violoniste et compositeur de musique classique en France.
Le séjour parisien sera de courte durée. George donne encore deux concerts dans le cadre des Concerts Spirituels, mais le climat d’insécurité prérévolutionnaire qui règne dans la ville décide les Bridgetower à se mettre en route pour l’Angleterre. Frédéric Bridgetower compte sur son charme, ses manières élégantes et son incroyable aptitude à broder autour de ses « nobles » origines africaines pour introduire son fils dans la haute société. Et il vise haut. Selon une source proche de la cour6, l’enfant prodige est présenté au couple royal (George III et la reine Charlotte) et aux princesses en septembre 1789 au château de Windsor. L’illustre auditoire est enchanté par sa prestation et un concert est prévu dans les mêmes lieux.
Il n’aura cependant pas lieu en raison d’une compensation financière refusée aux musiciens royaux.
Privés de cette formidable « carte de visite », les Bridgetower partent pour Bath, ville réputée pour ses thermes et retraite de l’aristocratie. Les journaux locaux mentionnent les concerts publics donnés par George à la fin de l’année 1789, dont au moins quatre à Bath et deux dans la ville voisine de Bristol. Au programme : concertos de Viotti7, Saint-George et Giornovichi. Pour son premier concert, il est annoncé comme Master George Augustus Frederick Bridgetower, un jeune de dix ans, élève de Haydn. (Ces prénoms sont aussi ceux du Prince de Galles, mais on ne peut que spéculer sur cette coïncidence.) Le concert réunit 550 auditeurs ! Le public est ébloui et les critiques élogieuses. Ce succès ouvre la porte pour la saison 1790 à Londres.
George Bridgetower donne son premier concert public londonien au Théâtre de Drury Lane en février 1790 où il interprète à nouveau un concerto de Giornovichi, entre deux parties du Messie de Haendel. « At utmost satisfaction », selon les critiques. Un mois plus tard, il est invité par le violoniste Wilhelm Cramer, directeur des musiciens royaux, à participer aux Professional Concerts donnés dans les Hanover Square Rooms, où se produisent les interprètes de premier plan. En juin, il joue dans la même salle avec Franz Clement, un autre enfant prodige, lors d’un concert-bénéfice sous les auspices du Prince de Galles, grand mécène de la
musique et des arts en général. En tout, George donnera dix représentations dans l’année 1790. Un bon départ.
La détermination de Frédéric Bridgetower a certes contribué à assurer à son fils une place avantageuse dans la capitale anglaise. Mais la société distinguée commence à être embarrassée par les excès de toutes sortes de ce personnage. On l’accuse en particulier de gaspiller les gages de son fils dans les jeux de hasard, de pousser sa carrière avec trop d’empressement et de le traiter avec beaucoup de dureté. La relation entre le père et le fils se
dégrade, et George se soustrait finalement à la tutelle du père en cherchant protection auprès du Prince de Galles à Carlton House. Le prince le prend alors sous son égide et sans tarder ordonne à Frédéric Bridgetower de quitter le pays et de rejoindre sa femme et son second fils, qui résident maintenant à Dresde.
Ce changement ouvre des perspectives entièrement nouvelles au tout jeune violoniste. Le prince engage des tuteurs pour l’éducation générale de son protégé et les plus éminents musiciens de la place pour lui enseigner le violon et la composition. George pratique aussi régulièrement avec Viotti, un des musiciens du cercle princier. Cette période d’études intensives lui permettra de considérablement élargir son répertoire et de s’établir comme
musicien professionnel. Par ailleurs, le petit « prince africain » se muera en gentleman anglais.
George joue maintenant dans les plus grandes salles et avec les artistes les plus réputés, dont on mentionnera ici en particulier Haydn. Haydn visite Londres à deux reprises, en 1791–92 et en 1794–95, à l’invitation de l’imprésario Salomon8. En 1791, George interprète un concerto (non spécifié) dans le cadre des Haydn-Salomon Concerts avec Haydn au piano. En 1792 et 1794, il présente des concertos de Viotti, toujours avec le maestro comme accompagnateur. Deux ans plus tard, il se produit comme soliste dans un concert-bénéfice du contrebassiste Dragonetti9 au King’s Theater, Haymarket. Dès 1794, il est régulièrement mentionné comme un des premiers violons des Covent Garden oratorio concerts10; en 1795 (il n’a pas encore 17 ans), il est nommé premier violoniste dans l’orchestre de chambre privé du Prince de Galles ; puis à une date inconnue, mais avant 179911, il rejoint l’orchestre du King’s Theater.
En 1802, George obtient un congé du Prince de Galles et part pour Dresde pour voir sa mère. Il y donne deux concerts, l’un en été 1802 et l’autre au début du printemps de l’année suivante. Puis il se rend à Vienne, muni de lettres de recommandation indispensables pour être reçu dans les plus hautes sphères de la musique de cette capitale.
Vienne, c’est la rencontre avec Beethoven et l’histoire de la sonate pour pianoforte et violon op. 47, connue sous le nom de Sonate à Kreutzer. George est présenté à Beethoven par le prince Lichnowsky, un des plus importants mécènes du compositeur. L’entente entre les deux musiciens est immédiate. Le violoniste a probablement incité Beethoven à écrire la
fameuse sonate pour un de ses concerts, prévu le 22 mai 1803 dans le Palais Augarten. La sonate n’est pas prête pour cette date, et le concert est reporté de deux jours. Sa première, avec Beethoven au piano, se déroulera dans des conditions assez extraordinaires. Ferdinand Ries, un élève de Beethoven, reçoit les deux premiers mouvements pour violon à copier12 seulement au petit matin du 24 mai. Il n’en terminera qu’un seul pour le concert qui commence à 8 heures (du matin !).
Quand Beethoven et Bridgetower s’installent devant le public, ils n’ont jamais répété la pièce. En plus, Bridgetower doit lire la partie violon du deuxième mouvement sur le manuscrit du compositeur, par-dessus son épaule. (On peut en déduire que le grand maître a eu une confiance
absolue dans les capacités de ce jeune violoniste.) L’entente entre les deux musiciens est cordiale, comme en témoigne une anecdote étonnante : lorsque Bridgetower introduit une altération imitant un trait rapide au piano dans le presto du premier mouvement, Beethoven saute de son piano, étreint son partenaire et s’exclame : « Noch einmal, mein lieber Bursch ! » (Encore une fois, mon cher garçon!)
Sur un fragment de l’autographe de la sonate13 figure l’inscription : Sonata mulattica composata per il mulatto Brischdauer [sic], gran pazzo e compositore mulattico (Sonate mulâtre composée pour le mulâtre Bridgetower, ce grand fou et compositeur mulâtre).
Mais lorsque la sonate est publiée en 1805, elle est dédiée à Rodolphe Kreutzer. Pourquoi Beethoven a-t-il fait ce changement? Selon la version la plus répandue, ce serait à cause d’une malencontreuse remarque du violoniste sur une dame chère au compositeur. Toutefois, un doute plane. Il semble que Beethoven n’ait jamais hésité à changer de dédicataire quand cela lui paraissait utile. En l’occurrence, il songeait s’installer à Paris et espérait pouvoir compter sur Kreutzer, qui vivait alors à Paris, pour l’introduire dans les cercles musicaux et aristocratiques. Finalement, Beethoven n’est jamais allé à Paris et Kreutzer n’a jamais joué cette sonate.
Bridgetower retourne à Londres et poursuit ses engagements, mais son activité musicale est mal documentée. On sait qu’en mai 1805, il participe à un concert parrainé par le Prince de Galles, aux côtés d’un certain F. Bridgetower, violoncelliste, selon toute vraisemblance son frère cadet14. En 1807, il est affilié à la Royal Society of Musiciens et en 1811 il obtient le titre
de Bachelor of Music de l’université de Cambridge15. En mai 1813, son nom apparaît dans le programme de deux concerts de la Philharmonic Society, dont il deviendra un membre régulier cinq ans plus tard. Après 181616, il cesse toute représentation en public et à partir de 1820, hormis quelques retours à Londres, il vit essentiellement à l’étranger : à Vienne, Rome et Paris. Il revient à Londres à une date non déterminée, mais sans doute dans la seconde moitié des années 1850.
La fin de la vie de George Bridgetower est entourée de mystère. Il meurt le 29 février 1860 dans une maison aux Victoria Cottages, une petite rue reculée à Peckham, un quartier au sud de Londres. Sur son certificat de décès, sous la rubrique « rang ou profession », figure comme seule mention : gentleman.